A ma sortie de l'École Normale d'Ajaccio en
septembre 1937, j'ai été nommé instituteur stagiaire à Palneca. Je garde un
excellent souvenir des deux années que j'ai passées dans ce poste. La
population m'avait rapidement adopté et j'ai encore des amis, des anciens élèves
notamment.
Pendant la première guerre
Mobilisé à la déclaration de guerre en septembre 1939 après trois mois
d'instruction militaire à Corté, je suis admis à suivre les cours d'élève
aspirant à Hyères (peloton préparatoire) puis en mars 1940, à l'École
Militaire de Saint Maixent. Le peloton est dissout fin mai 1940 au début de
l'invasion de la France par les blindés allemands. Mon unité est alors envoyée
sur la Loire.
Après le baptême du feu et ses engagements parfois violents, le repli est
ordonné jusqu'à Clermont-Ferrand. A ma démobilisation en août 1940,
l'Inspection Académique me demande de rejoindre aussitôt mon poste à Palneca
en attendant une nouvelle affectation. Ainsi, à la fin septembre, je suis nommé
à Cozzano, le village natal de ma mère, où j'avais encore deux oncles, des
tantes et de nombreux cousins. Je garde encore un souvenir attendri de leur
affectueux accueil.
A Cozzano
Cozzano est probablement alors le village le plus peuplé du Canton de Zicavo.
L'école compte plus de 240 élèves répartis entre 6 classes : 1 classe
enfantine, le cycle primaire du CP au CM2 et un cours dit supérieur (niveau 6ème).
Je suis chargé précisément de la conduite de ce cours supérieur.
Mes collègues au départ : le directeur , Monsieur Jean Tomi et son épouse,
Mademoiselle Xavière Rossi, Melle Angèle Quilichini (de Cozzano), Melle
caroline Leccia (de Zicavo), Monsieur Tomi, maître expérimenté, souriant,
toujours de bon conseil, dirigeait l'école avec l'autorité bienveillante qui
le caractérisait. J'ai beaucoup appris à son contact.
En septembre 1941, M. et Mme Tomi ont quitté Cozzano, pour Saint Marie Sicché
et j'ai été appelé à la direction de l'école. Ils ont été remplacés par
M. Octave Léandri (originaire de Cozzano) et son épouse. Mais l'année
suivante, ils ont été affectés à Ajaccio pour raison de santé, M. Léandri,
jeune encore est décédé peu de temps après. Je salue, au passage sa mémoire.
L'école de Cozzano
En 1941, le calendrier de l'enseignement primaire était peut-être encore celui
que Jules Ferry avait arrêté au début des années 1880.
L'année scolaire s'étalait du 1er octobre au 13 juillet de l'année suivante
avec 30 heures de cours par semaine du lundi au samedi inclus repos hebdomadaire
le jeudi et le dimanche.
Vacances scolaires en cours d'année :
1er et 2 novembre
11 novembre, commémoration de la fin de la guerre 1914-18
24 décembre au 1er janvier (noël)
15 jours à Pâques : une semaine avant et une semaine après
grandes vacances : du 14 juillet au 30 septembre
La direction de l'école s'est traduite pour moi par un supplément de travail :
travail administratif avec l'inspection de l'enseignement primaire et
l'Inspection Académique (Vice-rectoral) rapports avec la municipalité, les
parents d'élèves, etc... . Mais cette nouvelle charge ne m'a posé aucun problème
sérieux grâce surtout à la bonne entente qui régnait entre collègues et
aussi l'excellent état d'esprit dont faisant preuve la grande majorité de nos
élèves.
A la rentrée d'octobre 1942, Mme Angèle Delherm, une jeune veuve de guerre et
Mme Peraldi (Cauro) ont été nommées à Cozzano. Je me suis trouvé ainsi seul
nommé au milieu de cinq collègues femmes. L'entente n'a peut-être pas été
toujours parfaite entre certaines d'entre elles, mais leurs petits différents
ou leurs bouderies n'ont jamais altéré la bonne marche du service scolaire. Je
me suis abstenu d'intervenir car j'étais trop jeune pour jouer au médiateur.
Cette rentrée a été marquée par certaines modifications des programmes de
l'enseignement primaire. La scolarité obligatoire est portée de 13 à 14 ans.
Le Certificat d'Études Primaires (CEP) ne peut donc se passer avant l'âge de
14 ans. Par contre, l'examen d'entrée en 6ème restait ouvert aux élèves âgés
de 11 ou 12 ans. Je me suis naturellement chargé de la préparation de ces deux
examens.
Le CEP était à l'époque un diplôme précieux pour les enfants de familles
pauvres ou modestes. Il leur permettait à 17 ou 18 ans d'entrer dans la vie
active, beaucoup d'administrations recrutaient des jeunes à ce niveau
d'instruction (armée, gendarmerie, police, douanes, PTT, etc.). Les postes se débutants
offerts par les gouvernements des colonies françaises d'Afrique ou d'Asie étaient
en particulier très recherchés. Les jeunes gens ainsi recrutés pouvaient
ainsi échapper à la misère de leur enfance, fonder une famille et jouir d'une
relative aisance. Les enfants admis en 6ème avaient le choix entre l'entrée au
cours complémentaire de Zicavo (préparation au Brevet Élémentaire ou au
Concours d'entrée à l'École Normale d'Ajaccio et l'entrée en qualité
d'interne au Collège Fesch d'Ajaccio. En fait, seuls les enfants de famille aisées
pouvaient entreprendre des études longues menant au bac.
A signaler ici que le Père Schneider, qui avait alors en charge la paroisse de
Cozzano s'est employé, sans esprit de prosélytisme à repérer quelques
enfants intelligents issus de familles en difficulté et les a fait admettre au
petit séminaire d'Ajaccio. Certaines d'entre eux ont pu ainsi poursuivre leur
scolarité jusqu'au niveau du Bac.
A la deuxième guerre mondiale
Mais la guerre était là interminable et l'occupation aussi avec notamment la
main mise par l'ennemi sur l'ensemble de l'économie nationale. La carte
individuelle d'alimentation et les tickets d'alimentation ont bientôt fait leur
apparition. Tout en principe était rigoureusement réglementé, contrôlé,
contingenté. De mois en mois, les restrictions redevenaient plus sévères. Les
familles privées de la présence du père ou d'un grand frère prisonnier en
Allemagne se trouvaient dans un état de détresse et de précarité
insupportables. certains enfants, des filles en particulier, ne fréquentaient
plus l'école car leurs parents ne pouvaient plus ni les habiller ni les
chausser décemment
Les hivers 1941 et 1942 ont très rudes. Pour chauffer les salles de classe, les
élèves apportaient chaque matin un morceau de bois mort ou une petite bûche.
C'était insuffisant mais toutes fenêtres fermées, sauf pendant les récréations,
nous parvenions à endurer sans peine. (A noter qu'au début de l'hiver 1943, la
municipalité a livré du bois pour le chauffage de l'école mais je me trouvais
alors ailleurs...).
Au plan alimentaire, toutefois, les habitants des villages de montagne étaient
nettement avantagés par rapport aux citadins car tous les terrains irrigables
à proximité des villages étaient défrichés et mis en culture pommes de
terre, haricots, oignons et autres produits maraîchers). La cueillette des châtaignes
en automne et la production de la farine apportaient sur toutes les tables la polenta
fumante et parfumée du midi, du soir aussi dans doute chez les plus miséreux.
Donc repas variant peu, mal équilibrés mais substantiels et dans ces années
de pénurie généralisée, c'était capital. De plus les produits de la terre
permettaient aux paysans qui avait des surplus de les "troquer" contre
des denrées apportées clandestinement à Cozzano et dans le reste du canton
par des habitants du bas Taravo (huile d'olive, fromage, beurre en bouteille
(!), et plus rarement, chaussures, vêtements, etc...). Ces petits trafics étaient
certes interdits, réprimés en principe, mais je suis à peu près persuadé
que les services de ravitaillement et de la répression des fraudes les toléraient
discrètement afin de permettre aux populations rurales d'atténuer dans une
certaine mesure les rigueurs des privations qui leur étaient imposées.
A l'automne 1942, les écoles du haut Canton de Zicavo ont été invités par
l'Inspection Académique a prendre part à "l'effort de guerre". Les
élèves, à partir du cours élémentaire, et leurs maîtres, ont été
"mobilisés" pour la cueillette des glands de chêne et de hêtre dans
les forêts communales. Cette collecte se heurtait à l'hostilité des éleveurs
de porcs qui, de tradition, dirigeaient jusqu'ici leurs bêtes sur ces terrains
au moment de la glandée, des parents et, de plus, il me fallait, calmer la
grogne rentrée des maîtresses participant à cette opération.
Une cinquantaine de kilos de glands ont tout de même été ramassés et
entreposés à l'école. Ces glands étaient destinés à être incorporés dans
l'ersatz, déjà très composite qui nous était parcimonieusement délivré
chaque mois, contre tickets sous l'appellation de "café national".
En fait, le véhicule qui devait transporter à Ajaccio les glands collectés
par les écoles du canton, n'a jamais été envoyé et les glands ont pourri sur
place. Pour ma part, j'ai rendu compte et, en accord avec mes collègues, j'ai décidé
qu'il n'y aurait pas de "corvée" de glands l'année suivante.
En 1942, toujours, les élèves ont participé à la récupération de métaux
non-ferreur. La note de service de l'Inspecteur attachait une importance
particulière à la collecte des feuilles d'étain entourant les tablettes, de
chocolat, voulant ignorer, que les tickets de chocolat, réserves aux enfants et
aux personnes âgés n'étaient pratiquement jamais honorés. Au bout de
quelques mois, le véhicule promis n'étant pas venu, les vieux métaux en
question ont quitté l'école dans la charrette à bras d'un employé municipal
que les a jetés je ne sais ou. Je cite là deux exemples de dysfonctionnement
entre des services administratifs de l'époque.
Au début de l'année 1943, Melle Quilichini a quitté l'école pour aller
rejoindre son fiancé, enseignant au Congo. De son côté, Melle Peraldi a reçu
une autre affectation. Elles ont été remplacés à Cozzano par deux de mes
camarades d'école normale : Xavier et Augusta Frégosé. Dominique Casalta,
jeune normalien sortant est venu peu après en remplacement de Melle Leccia,
affecté à Zicavo.
Les vacances de l'année 1943 ont été marquées, début septembre par la libération
de la Corse dont le mérite revient essentiellement aux vaillants locaux et aux
soldats du Bataillon de choc, repéchés d'Alger, en renfort, par le Général
Giraud.
Peu après la rentrée d'octobre 1943, je suis rappelé sous les drapeaux et je
quitte Cozzano tout en restant titulaire de mon poste de directeur.
Les hasards de la guerre m'ont conduit successivement en Algérie puis en
Italie, puis en France (débarquement le 15 août 1944 en Provence), en Alsace
enfin où j'ai été fait prisonnier et conduit en Allemagne (janvier à mai
1945). Démobilisé en août 1945, j'ai rejoint mon poste à Cozzano pour la
rentrée scolaire d'octobre. La plupart des collègues qui m'ont accueilli
avaient été affectés à l'école en mon absence. Mais des relation cordiales
se sont rapidement établies entre nous.
L'année scolaire 1945-45 a été calme puisqu'elle ne m'a pas laissée de
souvenirs précis. Il faut dire qu'en janvier 1946, j'avais sollicité un poste
en Afrique Occidentale Française (A.O.F.). La réponse n'a pas tardé à venir.
J'étais affecté à compter d'octobre 1946..... à Saint Pierre et Miquelon.
J'y ai passé 4 ans.
En 1951, j'ai enfin obtenu une affectation en Afrique Équatoriale. Pendant 27
ans, j'ai enseigné les Mathématiques dans différents états de ce pays si
attachant.
En 1978 enfin, j'ai demandé ma mise à la retraite et suis rentré dans mon
village.
Pour terminer, je voudrais revenir rapidement à Cozzano, et saluer la mémoire
des collègues, des collaborateurs en service à l'école de 1940 à 1946. Les
cinq années de guerre ont été difficiles pour nous tous et pour beaucoup de
nos jeunes élèves. Nous avons partagé ensemble des moments particulièrement
pénibles.
Pour ma part, j'ai entretenu avec tous les relations les plus cordiales, des
relations d'amitiés avec certains. La plupart d'entre eux sont maintenant décédés.
J'évoque leur souvenir avec émotion. Je n'ai plus eu de contacts personnels
avec les deux ou trois collègues qui seraient encore en vie. Je crois qu'ils
jouissent de leur retraite sur le Continent. Je les salue très amicalement.